Que lèvent la main ceux qui, parmi vous, prient le matin et le soir, seuls, en couple et en famille, disent un benedicite avant chaque repas, y compris à la cantine du bureau, donnent tous leurs biens aux pauvres sans rien garder pour eux, tendent l’autre joue quand on les frappe, et par-dessus tout sont les plus humbles des humbles existant dans ce monde ?

Personne ?! Bande d’imparfaits !

N’avez-vous pas entendu la Parole de Jésus : « vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait » ? Qu’allez-vous devenir, si vous restez si loin de la perfection ? Pour moi et pour le Père Augustin, la question ne se pose pas : en tant que prêtre et diacre, puisque nous sommes l’un et l’autre configuré au Christ, il est bien connu que nous sommes immunisés contre l’imperfection et nous sommes automatiquement sauvés… Mais pour vous… A votre place je serais moins confiant…

Soyez rassurés : vous aurez évidemment compris que c’était de l’humour. Néanmoins, je suis persuadé qu’il nous arrive parfois de comprendre d’une manière erronée cette parole de Jésus « vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait ». Et j’aimerais vous proposer un chemin pour aborder ce que Jésus nous dit.

Il y a des mots piégés dans l’évangile : vous avez par exemple tous entendu parler de la « crainte de Dieu » ; et j’imagine que vous savez qu’il n’est pas question de peur mais d’attention, de déférence face à quelqu’un de vital et donc d’important. Le mot « parfait » en est un autre : la plupart du temps, quand on entend le mot « parfait », on pense à « idéal », « impeccable », « sans tache », et plus encore, dans le domaine spirituel, « sans péché ». Eh bien il faut sortir cette interprétation de nos têtes. Car elle est totalement fausse et elle nous mène dans des impasses alors qu’au contraire cette parole est un soutien dans notre vie. Si « parfait » est compris au sens de « sans péché », alors c’est un leurre : seul Dieu est sans péché ; nous, nous ne sommes pas des dieux : nous sommes affectés par le péché et nous pouvons mourir ; et c’est justement la tâche même de Jésus que d’être venu nous sortir de cet esclavage en agissant de l’intérieur de notre nature humaine : lui, le Fils du Dieu vivant est devenu lui-même un homme.

Quand Jésus nous dit « vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait », après qu’il a rappelé qu’il faut tendre l’autre joue lorsque quelqu’un nous gifle, on peut se rappeler que Saint Luc dit la même chose en choisissant d’autres mots : « Soyez miséricordieux comme Dieu est miséricordieux ». Jésus ne nous demande pas d’être sans tache, sans imperfection, sans péché : il nous demande d’être miséricordieux, c’est-à-dire non pas d’attendre que nos frères soient sans failles, mais de ne pas enfermer nos frères dans le péché qu’ils manifestent envers nous, de laisser une porte ouverte afin que la relation puisse repartir sur les bases de ce qui importe à notre Père du ciel : une relation où l’amour a toute sa place.

Si nous comprenons mal ce mot de « parfait », il est facile de tomber dans le perfectionnisme, qui peut être très fort surtout dans la vie morale. On croit gagner la sainteté à coup de menton, par volontarisme et en conservant une rectitude de vie tellement stricte qu’elle en devient rigide. On tombe alors dans l’excès, dans la démesure, dans le sectarisme parfois, et du coup dans le découragement voire le désespoir. « Je n’y arriverai jamais ». Et on se jette nos propres condamnations justement parce « qu’on n’y arrive pas ».

C’est bien dommageable car c’est au cœur de ce que nous vivons que nous sommes invités à être « parfaits ». C’est dans notre quotidien, là où nous travaillons, là où se trouvent notre famille, nos amis, nos ennemis aussi. C’est donc au milieu de ce qui est taché, abîmé, limité, c’est dans le monde d’aujourd’hui tel qu’il est que nous devons avancer. Pas seulement dans un monastère ni uniquement pendant une belle messe impeccable.

C’est ce qu’a fait Jésus et c’est ce que les évangiles nous donnent à voir : Jésus aussi a vécu dans ce monde limité. Par son incarnation, il nous montre ce que signifie la perfection de Dieu en action dans les êtres de chair que nous sommes. Regardons donc Jésus, regardons comment il fait : regardons sa souplesse, sa manière d’accueillir les pécheurs, ceux qui font des erreurs dans leurs choix de vie, ceux qui vivent des échecs ; regardons comme il parle en paraboles et fait comprendre aux uns et aux autres ce qui est bon pour eux, sans que personne ne se sente accusé ni condamné. Jésus fait preuve de réalisme et rejoint chacun de nous là où il en est, sans attendre que nous soyons devenus identiques à Dieu, ni saint, ni irréprochable, ni sans péché, ce qui de toute manière nous est inaccessible. Et ce qui n’est d’ailleurs pas le projet que Dieu a pour nous : Dieu nous aime comme des Fils, pas comme ses clones ; il a créé des hommes et des femmes, pas des dieux.

Nous sommes des êtres limités et nous vivons dans un monde rude. L’évangile d’aujourd’hui nous présente plusieurs situations où l’on est maltraité, giflé, lésé. On n’empêchera pas la violence ni l’injustice, mais on peut vouloir la paix. La règle « œil pour œil, dent pour dent », ce qu’on appelle la loi du talion, était déjà un premier pas : entre la sanction et la faute, on recherche une proportionnalité qui évite la vengeance et préserve l’avenir ; on cherche l’équilibre de la balance. Jésus nous invite à l’étape suivante : mettre plus d’amour dans la balance, au risque de la déséquilibrer. Jésus le mettra lui-même en pratique : sur la croix il remet l’amour tout devant : « père pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font ». Il fait du pardon un antidote à l’escalade de la violence ; le pardon ne fait pas disparaitre ni oublier la blessure, mais il élimine les représailles et la vengeance. Il manifeste que l’amour peut toujours être premier, même s’il n’est pas partagé, même lorsqu’on nous violente, lorsqu’on nous torture et même lorsqu’on nous tue.

Nous avons la chance de vivre dans un pays où nous ne craignons pas d’être tués à cause de notre foi. Pour autant, nous avons une conversion à vivre dans nos relations qu’il s’agisse de nos collègues de travail, de notre famille, de nos frères et sœurs en communauté religieuse : mettre dans nos décisions, dans nos choix, dans nos gestes « un petit peu plus d’amour » que ce que nous pouvons donner, et notamment lorsque ces relations sont éprouvées. Ce « petit peu plus » change la face du monde : il ouvre une espérance, manifeste la charité et transforme notre foi en actes ; car ce « petit peu plus » est le révélateur, à notre mesure, du visage de Dieu.

Notre Père céleste n’attend pas que nous soyons irréprochables pour nous aimer. Lui nous aime dès maintenant et quoi qu’il arrive. Il est la perfection de l’amour. Choisir de mettre ce « tout petit peu plus » d’amour dans le quotidien de notre vie, c’est mettre en œuvre à notre mesure la démesure de cette perfection de Dieu : elle s’incarne en nous. Ce « petit peu plus », c’est le sacrement de Dieu incarné dans notre vie. C’est la manifestation que nous sommes parfaits comme notre Père céleste car lui est parfaitement miséricordieux et nous, par nos actes d’amour, nous sommes son corps dans ce monde.

Alors ouvrons-nous à l’Esprit-Saint qui est en nous, faisons-lui une place ; laissons-nous inspirer par le souffle d’amour de notre Père céleste, tout en regardant comment Jésus procède ; soyons confiants dans le fait d’être aimés avec nos limites et, avec tout cela, nous trouverons les ressources pour donner ce « tout petit peu plus » d’amour dans notre vie.

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