Je voudrais vous éviter de faire un raccourci un peu facile : ce n’est pas parce que cet évangile en envoie plein la figure aux scribes et aux pharisiens qu’il ne concerne que les religieux. Et si nous plaquons aujourd’hui les rôles, cet évangile ne s’adresse pas seulement aux prêtres ou aux diacres. Voici le début de l’évangile : « Alors Jésus s’adressa aux foules et à ses disciples » ; et un peu plus loin, après avoir cité l’attitude des scribes et des pharisiens, il dit : « Pour vous, ne vous faites pas donner le titre de Rabbi ». Jésus s’adresse donc à tous.

Reconnaissons-le : Jésus malmène les scribes et les pharisiens. Mais il serait injuste de dire que Jésus ne les aimait pas et les rejetait. Au contraire, il reconnaît qu’ils sont utiles : « les scribes et les pharisiens enseignent dans la chaire de Moïse. Donc, tout ce qu’ils peuvent vous dire, faites-le et observez-le. »

En soi, c’est bien d’être pharisien ou scribe, car annoncer la parole est une bonne chose.

Si Jésus est rude dans cet évangile en prenant à partie notamment les scribes et les pharisiens, c’est parce que l’enjeu qu’il y a autour de ce que disent ces personnes, c’est en fait l’essentiel de sa propre mission : la mission de Jésus, c’est de nous apporter le « salut ».

Le Salut, c’est ce que chacun de nous recherche au fond de lui-même, c’est notre quête d’accomplissement, c’est notre recherche de plénitude dans toute notre humanité. Pourquoi vivons-nous ? Pourquoi et comment traverser cette « vallée de larmes » avec notre carcasse corporelle qui chaque jour vieillit un peu plus ? La mort, le mal ont-ils forcément le dernier mot ? Qu’est-ce qui se passe après notre mort ? On se réincarne ? On ressuscite ?

La mission de Jésus était celle de nous révéler la voie du salut : le salut c’est que nous sommes faits pour partager la vie de Dieu. L’ambition de Dieu à notre égard est de partager avec nous l’essence même de ce qu’Il est : l’amour infini. Et pour que nous comprenions cela et que nous cessions enfin d’errer dans nos questionnements sans direction, il nous a offert son visage sous les traits de Jésus, il nous a révélé la teneur de son amour par la vie de Jésus, il nous a révélé que ce salut était donné pour toujours par la résurrection de Jésus.

Mais voilà : aujourd’hui, on ne voit plus Jésus avec nos yeux, on n’entend plus sa voix directement. Pour que la bonne nouvelle du Salut soit annoncé à toute l’humanité, nous avons besoin d’intermédiaires, d’outils, de média qui rendent palpable cette réalité désormais invisible. C’est très exactement le rôle des sacrements ; c’est aussi ce que nous offre la Bible (« Parole de Dieu ») ; et c’est aussi ce que nous pouvons expérimenter au travers de nos propres relations humaines.

Il y a parfois des ratages, des fausses routes dans la recherche de la voie du Salut : on tombe sur des gourous, on s’égare dans un ésotérisme qui au bout du compte nous enferme sur nous-mêmes.

Quoi qu’il en soit, tout cela ce sont des outils, des intermédiaires, des moyens.
Le risque dans tout cela, c’est d’attacher plus d’importance à l’intermédiaire qu’à celui qu’il sert : on appelle cela l’idolâtrie. Tout intermédiaire qui annonce Dieu peut se trouver dans une situation où il masque celui qui l’a envoyé. Il se prend pour le maître, pour la destination. C’est le narcissisme porté à son comble. Et ne croyez pas que les seuls concernés par cet écueil soient les religieux de tout poil. Non ! Nous sommes tous concernés car nous annonçons tous le Christ à notre manière.

L’évangile d’aujourd’hui vient en fait nous aider à reconnaître ce qu’est un bon intermédiaire, un bon passeur qui nous amène à destination sans nous noyer au milieu de l’océan.

Regardons trois exemples d’intermédiaires que mentionne cet évangile :

  • Un premier exemple concerne effectivement les religieux et plus largement à notre époque l’Eglise en tant qu’intermédiaire : il est possible de faire une idolâtrie de l’Eglise, de ses membres, de son clergé, de ses sacrements, de ses rites.
    Etre égo-centré (ou plutôt ecclesio-centré) est un véritable écueil, car l’existence de l’Eglise n’a aucune autre justification que celle d’essayer de poursuivre la mission initiée par Jésus : révéler au monde, tant bien que mal, le visage de Dieu, avec nos limites humaines mais aussi (et heureusement !) l’aide de l’Esprit-Saint.
    L’Eglise en elle-même n’est pas Dieu, le baptisé n’est pas Dieu, le prêtre n’est pas Jésus réincarné. L’eucharistie en elle-même non plus n’est pas Dieu, mais est le sacrement de la présence de Dieu. Tout cela, ce sont des aides, des canaux plus ou moins directs, plus ou moins probants que Dieu utilise pour nous rejoindre. Nous ne sommes que l’emballage et non pas le cadeau.
    Pour ne pas tomber dans un narcissique démesuré, nous avons grand besoin de la sagesse du serviteur. Il n’est d’ailleurs pas anodin que « servir » soit justement la mission commune à tous les clercs (évêques, prêtres, diacres).
  • Le deuxième exemple est celui du père : « ne donnez à personne sur terre le nom de père car vous n’avez qu’un seul père, celui qui est aux cieux ». Ne craignez pas de recevoir les foudres divines la prochaine fois que vous appellerez votre curé « mon père », car le point important est que notre paternité ouvre la voie vers celle de Dieu. Notre paternité n’est qu’un pâle reflet de la paternité de Dieu et pas l’inverse.
    Etre père, c’est faire grandir : Saint Jean-Baptiste résumait bien cette tâche : « Il faut qu’il grandisse et que je diminue ». Cet Évangile est une occasion de réfléchir tant à la paternité de Dieu, qu’à notre propre paternité.
  • Troisième exemple : celui du maître : « ne vous faites pas donner le titre de maîtres, car vous n’avez qu’un seul maître, le Christ ». Quand j’enseigne, suis-je là pour me montrer comme une star ou bien suis-je au service du contenu que j’offre à l’auditoire ? Est-ce que je sers l’auditoire ? Qui est sur l’estrade : un beau parleur seul ou bien une personne qui a travaillé pour faire grandir savoir et connaissance et vient l’offrir dans un esprit de service ?

Il y a un point commun à tout bon intermédiaire : il reçoit sa mission d’un autre et l’accueille ; il ne s’auto-proclame pas.
Le père reçoit son enfant et ne décide pas la vie que cet enfant va mener ;
le diacre et le prêtre reçoivent leur mission de l’évêque par le sacrement de l’Ordre ;
l’enseignant est embauché par une université ou une école.

Recevoir sa mission aide à s’éloigner du perfectionnisme et de l’efficacité ; ou, dit autrement, de la vanité de croire qu’il faut nécessairement être parfait, accompli, ou tout simplement se sentir prêt, pour s’engager ; on peut être tout à fait légitime comme intermédiaire tout en ayant des failles : Pierre a renié Jésus 3 fois. C’est d’ailleurs pourquoi Jésus dit qu’il faut écouter ce que disent les scribes et les pharisiens, car ce qu’ils annoncent est bon en soi, quand bien même leurs actes ne seraient pas parfaitement conformes à leurs paroles.

Inspirons-nous de Jésus : il est l’envoyé de son Père, et il renvoie tout vers son Père. Il révèle Dieu sans falsification. D’ailleurs, l’ange Gabriel n’avait-il pas annoncé à Marie que son fils serait l’Emmanuel, « Dieu AVEC nous ». Et effectivement Jésus va tout vivre AVEC nous, il accepte de TOUT traverser, et toujours toujours de rencontrer des personnes, individuellement ou en foule, de toutes conditions et de tous styles.
Parce qu’au travers de tout cela, sa mission s’accomplit : il nous permet de découvrir son Père avec justesse et ainsi accomplir notre Vie. Un bon intermédiaire crée des liens ; il ne coupe pas. Rappelons-nous que le mot « secte » vient du latin secare, couper.

Enfin, je crois que le mot-clé, c’est l’humilité. Attention à la fausse humilité néanmoins ! La fausse humilité, ce serait considérer que nous ne sommes rien, que nous ne sommes « personne », et c’est aussi grave que de se considérer comme le maître du monde ou le grand gourou du siècle. « Le plus grand parmi vous sera votre serviteur ». Le serviteur, ce n’est pas » personne ». Le serviteur vient avec son talent de serviteur, il vient avec ses qualités, son caractère, et c’est tout cela qu’il met au service de ceux qui en ont besoin.

L’humilité, la vraie, place l’égo au bon endroit : celui où on est pleinement soi-même, mais où soi-même n’est pas l’essentiel ! Celui où on n’est ni serpillère, ni écrasant, mais simplement disponible.

Alors oui, je nous souhaite d’être juste « là », accueillant et disponible au projet de Dieu, au service de celui qu’on croise, et toujours au service de la Vérité que nous cherchons tous. C’est ainsi que nous serons de bons intermédiaires dignes de l’évangile.

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