Est-il possible pour un père, mais aussi très probablement pour une mère, de rester insensible à l’évangile que nous venons d’entendre ? L’histoire de ces deux fils et de ce papa, leurs parcours personnels, leurs relations, nous pouvons tous expérimenter des moments similaires dans nos propres vies.

Être papa, être maman, c’est une tâche complexe et bien souvent difficile : il s’agit d’abord de guider les premiers pas de notre enfant, de lui transmettre au mieux ce qui nous semble bon pour lui, et de l’accompagner dans sa croissance d’homme et de femme. Mais au fur et à mesure de cet accompagnement, je crois qu’il s’agit d’apprendre à mettre en pratique une petite phrase de l’évangile de saint Jean : « il faut qu’il grandisse ; et moi, que je diminue » (Je 3, 30). Et c’est, je trouve, la transition la plus délicate et la plus difficile à mener qui soit.

Pour ma part, j’ai plusieurs enfants : deux de mes filles ont arrêté leur scolarité très tôt, avant tout diplôme ; elles ont aujourd’hui une activité professionnelle et l’une d’entre elle a quitté notre maison pour vivre sa propre vie. Elles ont fait des choix qui ne seraient pas les miens : leurs centres d’intérêts, leurs idées politiques, leurs goûts vestimentaires ou physiques, la foi, sur bon nombre de points nos chemins divergent radicalement.

Je ne vous le cache pas : j’ai ressenti beaucoup de peine, cela a été profondément perturbant pour moi, surtout dans notre monde où l’on se compare beaucoup. A bien des égards, on pouvait dire que j’avais raté l’éducation de mes enfants.

Mais j’ai cheminé et j’ai réalisé que tout cela m’invitait à me confronter à la liberté de mes enfants, à leur capacité à diriger leur propre vie selon leurs choix, leurs goûts, et même en dépit de leurs erreurs. Il y ici a une notion de risque, le risque de vivre, le risque de poser des choix libres et singuliers, différents des miens.

Je crois que tous les parents et tous les enfants vivent un jour une telle confrontation mutuelle, évidemment plus ou moins frontale. C’est une confrontation difficile car elle révèle parfois le désir qu’ont les parents de maîtriser ou de contrôler la vie de leurs enfants alors que, enfants, nous aspirons justement à ce que la bride soit lâchée ; tout parent va devoir apprendre ce qu’est la liberté de l’enfant en croissance et se positionner.

Si je vous raconte tout cela, c’est parce que la parabole que raconte Jésus nous montre justement des parcours qui viennent questionner cette liberté.

Jésus mentionne plusieurs protagonistes qui ont chacun un chemin spécifique à parcourir. D’ailleurs, on appelle souvent cet évangile l’évangile du fils prodigue, mais en réalité, son titre serait plutôt « le père et ses deux fils ».

Regardons d’abord le fils cadet : au risque d’une version un peu romancée des choses, on peut considérer que le fils cadet, l’enfant prodigue (c’est à dire dépensier), comme bon nombre de jeunes adultes, est parti satisfaire un désir d’aventure. Il a pris le risque d’une rupture avec sa famille afin de suivre sa propre voie. Il aurait pu rester confortablement dans le domaine de son père, ne pas sentir le manque, rester au chaud et, à la mort de son père, lui succéder, prendre sa suite. Non, il préfère partir.

C’est vrai : son départ est brutal, voire violent. Lorsqu’il demande sa part d’héritage, c’est comme si le fils cadet souhaitait la mort de son père. « Donne-moi ma part, je ne peux pas attendre que tu sois mort » dit-il implicitement. Pour avoir le sentiment de vivre librement sa vie, il pense nécessaire de trahir les valeurs qui lui ont été transmises ; il rompt le lien avec son père, et donc avec sa propre histoire.

En quelque sorte, le fils cadet fait usage de sa liberté par excès. Mais on peut imaginer qu’il est poussé par une sorte d’urgence vitale. Une urgence de vivre ? L’usage qu’il fait de sa liberté a des conséquences rudes : outre le fait qu’il en arrive au point de presque mourir de faim, son départ brutal laisse comme morte la relation qu’il entretenait avec son père (et avec son frère aussi, soit dit en passant).

En revenant vers son père, et en étant accueilli tel qu’il est, sans aucun reproche, le fils cadet remet en vie le lien filial qui semblait mort. Il permet que se ré-enclenche une circulation de vie, dont il est tout à la fois acteur et bénéficiaire. C’est en ce sens que l’on peut comprendre qu’il « était mort et qu’il est revenu à la vie ». Vous comprendrez évidemment qu’il en est de même pour la relation que nous entretenons personnellement avec Dieu, notre père du ciel. Nous pouvons librement rompre le lien avec Dieu, ou le renouer, chacun avec des raisons qui lui sont propres, qu’il est stérile de juger et pour lesquelles il n’y a en fait qu’une seule chose à faire : accueillir avec compassion, comme le fait le père.

Le fils aîné, lui aussi, a une difficulté avec la liberté : il en manque. De prime abord, il paraît être l’enfant modèle : il est obéissant, respectueux, fidèle à la loi, dur au travail. Il est pour ainsi dire sans faute. Il coche toutes les cases ! Mais, confronté à la joie de son père, il dévoile un intérieur rancunier et orgueilleux.

De fait, il vit et se comporte non pas comme un fils, mais comme un esclave. Il est le fils bien aimé de son père, mais il n’ose même pas lui demander un petit chevreau pour faire la fête avec ses amis. Un fils, lui, aurait osé faire une telle demande.

Ce fils aîné ne croit pas vraiment en l’amour de son père pour lui. Il se croit même moins aimé que son frère : lui il ne vaut pas la peine qu’on parte à sa recherche, alors que son frère cadet, lui, a droit à tous les égards. Et pourtant il estimait avoir acheté cet amour par son attitude obéissante. Quelle injustice !

En réalité, ce fils aîné vit une grande blessure : il est esclave du regard des autres, du regard de son père. Il ne se croit pas aimé et cette fausse croyance l’empêche de déployer sa liberté et ses talents. Il n’ose pas. Il n’a pas l’audace de questionner le modèle qui lui a été transmis. Il est tombé dans le piège du ressentiment, piège dans lequel peuvent tomber les « justes » et les « vertueux ». Les pharisiens sont de ce type : ils ont beaucoup de jugements, de condamnations et de préjugés. Ils sont pleins d’une colère froide. Ils vivent en esclaves de la loi ou de l’interprétation qu’ils font de celle-ci. Ils ne savent pas s’ouvrir à la joie d’une relation.

Trouver librement son chemin de vie, être acteur libre de sa vie, comprendre qu’il est aimé et a du prix aux yeux de quelqu’un, sans avoir à gagner cet amour à la force du poignet, voilà la quête contre laquelle le fils aîné s’est heurté toute sa vie, dont il a peine à sortir et qui le fait souffrir.

Quant au père, lui aussi a un cheminement à faire. Il doit apprendre à être un père capable d’accueillir ses enfants à la maison, sans poser de questions et sans rien attendre d’eux en retour, un père qui dépasse l’angoisse et les blessures qu’il a pu ressentir en voyant d’un côté l’attitude insolente du fils cadet et en entendant de l’autre les reproches du fils aîné. Une telle attitude, cela implique pour un parent une extraordinaire liberté intérieure.

On voit bien là notre pauvreté à tous dans toutes les relations que nous entretenons. Toute relation nous rend vulnérable. Et dans toute rupture de relations, le péché peut venir se glisser et engendrer une souffrance.

Selon les configurations de nos relations, nous sommes nous-mêmes fils cadet, fils aîné ou père. Chacun des deux fils a besoin de guérison et de pardon. Les deux ont besoin de l’étreinte de leur père miséricordieux. Tous ont besoin d’un chemin de conversion, plus ou moins long et difficile.

Comprenons que Jésus, par cette parabole, montre l’attitude de notre Père du ciel : il ouvre les bras à ses fils, cadet ou aîné peu importe. Il les accueille chacun avec la même intensité, le même désir de les embrasser sans jugement. Ces bras ouverts du père manifestent qu’un lien nouveau est toujours possible. Un lien qui nous fera goûter à la joie, un lien d’héritiers, et même de co-héritiers avec le Christ notre frère, un lien qui pourra nous remettre puissamment en vie.

Quels que soient nos parcours de vie, quelles que soit la gravité de nos erreurs, quelle que soit l’impasse dans laquelle nous pouvons nous trouver, que nous soyons des purs ou des pêcheurs, gardons au plus profond de nous la foi en ces bras grands ouverts que tend notre père du ciel. Il accueille ses enfants dans une relation de gratuité et, surtout, une LIBERTE TOTALE. Il nous attend, prêt à accourir vers nous au moindre petit geste, au moindre petit regard, à la moindre petite parole que nous ferons vers lui.

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