Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais dans une année, il y a souvent deux moments où l’on s’interroger plus fortement sur la manière dont on mène sa vie : il y a d’abord le nouvel an, où l’on remet à plat quelques petits aspects (plutôt superficiels) dans notre façon de vivre (les fameuses « bonnes résolutions » de l’année).

Et il y a la rentrée scolaire. Que l’on soit parent, enfant, ou grand parent, la rentrée suscite souvent des interrogations assez profondes qui touchent à l’orientation de notre vie, comme si ce « passage » des grandes vacances vers le temps « ordinaire » de notre quotidien était vécu comme un deuil et incitait à vivre une petite résurrection.

Je trouve frappant, à cette période-là, de voir un grand nombre de personnes partager sa préoccupation ou ses interrogations sur un choix de vie : changer de métier, envisager une reconversion professionnelle, reprendre des études, modifier son rythme de vie, l’alléger, partir en province, ou à l’étranger, vivre différemment sa retraite.

Ou tout simplement repartir après une perte d’emploi, une maladie, un décès peut-être…

En quelque sorte, on remplit la marmite de ces questionnements avant l’été, elle commence à frémir au cours de l’été et bouillonne en débordant à la rentrée !

L’Evangile de ce dimanche est vraiment d’une tonalité qui peut nous accompagner dans ces questionnements de choix de vie. Qu’avons-nous entendu : Jésus est suivi par de grandes foules qui l’accompagnent partout où il va ; à un moment, il se retourne vers cette foule et lui dit : « Si quelqu’un vient à moi sans me préférer à son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères et sœurs, et même à sa propre vie, il ne peut pas être mon disciple ». Et il insiste à la fin : « Celui qui ne renonce pas à tout ce qui lui appartient ne peut pas être mon disciple ».

Difficile d’entendre paroles plus radicales. Ces paroles posent une vraie question qui nous rejoint car elle est de l’ordre d’un choix de vie préférentiel : Jusqu’où suis-je prêt à aller pour le Christ ? Est-il la « top » priorité de ma vie, celle qui me donne l’envie intense de vivre et que je mets au premier plan à tel point que d’autres choses qui peuvent aussi avoir de l’importance, passeront après ?

Aujourd’hui même, par la voix du Pape François, nous reconnaissons la sainteté de Mère Térésa. C’est-à-dire que nous voyons en elle un exemple de disciple de Jésus : dans son dénuement intense, dans le don d’elle-même et dans son attention envers ceux qui n’ont rien, elle nous montre en actes une manière de vivre intensément cette radicalité de l’Evangile, laissant de côté confort, loisirs et repos.

Que ceux qui s’inquièteraient se rassurent, tout le monde n’est pas appelé à vivre de la même manière que Mère Térésa, et il est possible d’être disciple du Christ sans consacrer toute sa vie aux personnes vivant dans des bidonvilles à l’autre bout du monde. Cependant on sent bien qu’une telle radicalité interroge, titille, attire peut-être. On sent qu’elle sonne juste car elle repose sur l’amour. Et l’amour est radical ; l’amour n’aime pas les demi-mesures ; l’amour est un feu brûlant et notre vie est conçue pour être irriguée par un tel amour. Cette radicalité doit donc nourrir nos questionnements : si j’aspire à vivre pleinement ma vie, qu’est-ce que je suis prêt à lâcher ?

« Celui qui ne renonce pas à tout ce qui lui appartient ne peut pas être mon disciple »… Renoncer à ce qui nous appartient, c’est lâcher ce qui nous entrave pour donner, ce qui nous tourne vers notre petit « moi ». C’est renoncer à tout ce qui est captateur. Ça c’est un guide de fond pour nos choix de vie.

En fait, ce que Jésus attend, ce n’est pas tant la radicalité de notre mode de vie que la radicalité de la profondeur de nos choix, de nos décisions. Et c’est sur ce choix, sur cette décision qu’il faut réfléchir. Prier n’empêche pas de réfléchir. C’est ce qu’on appelle le discernement.

Jésus nous en parle au travers de deux exemples : l’architecte doit calculer la dépense pour voir s’il aura assez d’argent pour construire sa tour, et le roi doit évaluer le rapport de force qui l’oppose à son adversaire afin, si besoin était, de négocier la paix.

Devons-nous comprendre qu’on ne peut être disciple du Christ que si on est sûr d’aller jusqu’au bout, si l’on est sûr d’achever la construction de notre tour ou de gagner la bataille ? Devons-nous comprendre que ce n’est pas la peine de commencer à suivre le Christ si l’on n’est pas sûr de Lui rester fidèle jusque dans les situations les plus dures ?

Certes non : nous savons bien que si on attend d’être sûr, si on attend de tout maîtriser, on ne se lance jamais. La chose qui peut le mieux nous conforter, et celle que Jésus recommande finalement, c’est la profondeur et la qualité de notre désir.

Nous ne saurons jamais avec 100% de certitude si nous serons capable d’aller jusqu’au bout, parce que personne ne peut savoir vraiment ce qu’il y a à donner « au bout » : nous ne sommes pas des surhommes, des parfaits. Même si les progrès de la science peuvent nous le faire miroiter, nous ne maitrisons pas notre vie.

D’ailleurs, Mère Térésa elle-même ne savait pas comment elle soignerait les milliers d’intouchables dans les bidonvilles et elle s’interdisait d’ailleurs de se laisser submerger par cette question ; elle s’occupait de chaque personne comme si elle était unique afin d’éviter d’être découragé par l’océan sans fin de misère qui défilait devant elle. Mais sa décision initiale était, elle, bien réfléchie, sagement mûrie : il y a de la sagesse dans le désir brûlant d’aimer. Voilà la bonne mesure !!

C’est la même chose pour le mariage : on en prend pour beaucoup d’années ; on n’a aucune idée de ce que nous vivrons avec notre conjoint pendant 40 ans ou plus. On ne peut que décider chaque jour, à nouveau, de le préférer à tout autre, et pour le reste, d’être ouvert à l’inattendu de Dieu…

Oui, la question est vraiment celle-là : Suis-je radicalement décidé à aimer ? Et si je décide radicalement d’aimer, quelle forme cette décision doit-elle prendre pour moi ? Il faut réfléchir, peser notre désir, prendre conseil. Pour suivre le Christ, une réflexion s’impose.

Cependant, réfléchir ne signifie cependant pas édulcorer nos choix. Il est de bon ton aujourd’hui de temporiser, de se déclarer « raisonnable ». On se méfie des extrêmes, des radicaux. On cherche plutôt un équilibre dans nos vies et on pense devoir atteindre un compromis. Mais ce que dit Jésus, c’est pas tout à fait ça : le projet de Dieu, révélé par Jésus, c’est un « équilibre / radical » : aimer sans mesure, en réfléchissant à la meilleure manière de faire compte tenu de la personne que nous sommes.

Cet équilibre ne s’établit pas sur un bon dosage entre différentes dimensions, un peu cloisonnées : travail, famille, loisirs, église, comme s’il s’agissait de partager le gros gâteau de notre vie en activités à parts égales. Cet équilibre se trouve comme dans une roue de vélo : nos activités, toutes les dimensions de notre vie en forment la jante. Il s’agit de placer l’amour comme au centre de cette roue de vélo, à équidistance de chaque activité, l’ensemble relié par des rayons.

Vous savez que quand une roue tourne, les éléments qui la constituent sont poussés vers l’extérieur par la force centrifuge. Eh bien, placer le Christ au centre, l’utiliser comme axe de rotation de la roue de notre vie, c’est compenser cette force centrifuge qui pousse nos vies vers l’éparpillement. Placer le Christ au centre, le préférer à tout autre chose, c’est finalement favoriser l’unité de notre être, c’est marcher vers le but de notre vie

C’est « nous accomplir » en permettant à l’amour de réaliser un chef d’œuvre avec tout ce qui nous constitue sans rien rejeter (notre histoire, notre famille, nos relations, notre caractère, nos échecs et nos succès) ; ce chef d’œuvre, c’est celui de notre humanité, telle que Dieu la voit, telle qu’il la préfère de toute éternité.

N’ayons pas peur de la radicalité de l’amour. Goûtons pleinement le fait d’être chacun radicalement préféré de Dieu et, à notre tour, choisissons de préférer radicalement le Seigneur, lui la source d’amour, pour qu’à travers nous, ceux que nous aimons en soient eux-mêmes irrigués et radicalement aimés.

Amen.

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