L’Evangile nous permet de mieux connaître Jésus et de le suivre, mais s’il y a bien un domaine dans lequel Jésus est complètement obsolète, c’est clairement l’agriculture ; nous en avons la preuve irréfutable aujourd’hui alors que Jésus dit à un brave homme qui envisage de le suivre : « quiconque met la main à la charrue, puis regarde en arrière, n’est pas fait pour le royaume de Dieu ».

Franchement, si vous allez voir un agriculteur moderne, vous verrez que justement le cultivateur est obligé de se retourner et regarder à l’arrière de son tracteur pour voir si son sillon est bien droit !

Mais comme j’ai foi en la parole éternelle de mon Seigneur et Sauveur, j’ose penser que cette phrase n’est pas un conseil technique en matière agricole, mais explique autre chose.

On comprend souvent cette phrase comme une incitation de Jésus à ne plus s’accrocher au passé et à se tourner vers l’avenir. Je crois qu’on peut également y voir un autre sens qui m’est venu à l’occasion d’une demande de ma fille aînée cette semaine. Elle a 18 ans et elle m’a fait part de son désir de partir marcher et bivouaquer toute seule dans les Causses…

Cette demande m’a ramené quelques 20 ans en arrière, à une époque où, moi-même, je partais passer les vacances de Pâques dans cette région pour y faire une expérience de désert avec un petit groupe de jeunes adultes ; nous marchions au long cours et dormions à la belle étoile. Le principe était simple : chaque jour nous connaissions notre lieu de départ le matin et le lieu de bivouac pour le soir ; mais chacun fixait l’itinéraire et le rythme de son choix.

Voilà que cette année-là, je marchais avec une des anciennes de ce petit groupe : elle s’appelait Fafa. Nous marchions côte à côte en discutant, au milieu des grands espaces arides des Causses. J’avais cependant le désir de marcher seul ce jour-là et de partir « à l’aventure ». Et vous savez combien on peut se sentir gêné de dire à quelqu’un qu’on va le laisser tout seul pour marcher dans son coin ; on craint d’être blessant ou vexant.

J’ai donc demandé simplement à Fafa si cela la dérangeait que je parte de mon côté. Son visage s’est alors comme éclairé d’une lumière nouvelle ; elle s’est écriée, avec un sourire que je n’oublierai jamais : « mais tu es LIBRE ! ». Insistant sur cette liberté que nous étions venus chercher et expérimenter l’un et l’autre. Et nos routes se sont alors séparées jusqu’au soir : je suis allé vers l’Est et elle vers l’Ouest. Par l’enthousiasme de sa réponse, Fafa me permettait de me lancer sur la route de mon choix, en y étant pleinement et entièrement présent.

Eh bien , voyez-vous, Fafa nous aide à comprendre ce que dit Jésus à propos de cette charrue et de son conducteur qui regarde en arrière. Le sujet n’est pas celui de laisser le passé pour se tourner vers l’avenir ; l’important est de regarder le sillon que l’on fait, peu importe pour cela qu’on doive regarder devant ou derrière ; l’important est d’être pleinement présent à ce que l’on fait, à être sérieux dans nos choix.

Cette parole de Jésus « « quiconque met la main à la charrue, puis regarde en arrière, n’est pas fait pour le royaume de Dieu » résonne aussi comme une auto-motivation que Jésus se fait à lui-même. Voyez comme au début de cet Evangile on entend que Jésus prend la route de Jérusalem avec un « visage déterminé ». Jésus sait en effet qu’il va au devant de la souffrance et qu’il va être tué. Il craint la tentation de s’arrêter, de renoncer à aller à l’abattoir ; il se donne du courage, il confirme son choix d’aller jusqu’au bout, librement. Il sait que, s’il renonce, toute sa vie perd son sens.

Il confirme ainsi qu’il fait un choix libre, plein, assumé ; celui de suivre sa vocation, ce à quoi il est appelé, jusqu’au bout. Lui aussi est entièrement tourné vers sa tâche propre.

Les textes de ce jour sont une invitation à une relecture de nos choix de vie. C’est le moment de re-choisir notre vie ; c’est le moment de remettre bien devant nous ce qui est le plus important pour notre vie et de remettre les choses dans un bon ordre de priorité. Saint Paul nous offre pour cela une clé de lecture : « vous avez été appelés à la liberté. (…) C’est pour que nous soyons libres que le Christ nous a libéré ».

Oui, si le Christ est allé jusqu’au bout, sans renoncer, c’est pour que nous soyons libérés de toutes ces entraves qui polluent notre vie. Pour nous qui sommes baptisés (et pour Adam qui le sera dans quelques instants), notre baptême crée en nous le terreau pour que nous soyons libres et vivants, aptes à poser des actes d’amour, libres, conscients, pleins. C’est la vocation de notre vie humaine.

Nous ne sommes pas ici dans le domaine du magique : aucune promesse de sécurité ne nous est faite : « les renards ont des terriers, les oiseaux du ciel ont des nids ; mais le Fils de l’homme n’a pas d’endroit où reposer la tête » : ni sécurité matérielle (pas de promesse de prospérité…), ni sécurité spirituelle (pas de promesse de réponses toutes faites permettant de ne plus avoir à se poser de questions). Ce n’est évidemment pas parce que nous sommes baptisés que la vie devient facile et sans aspérité.

Il faudra même beaucoup de courage pour annoncer dans un monde blessé que Dieu nous aime, pour aller mettre de l’amour dans les lieux qui justement en manquent le plus, là où nous sommes confrontés aux insécurités d’aujourd’hui qu’on aimerait mieux enfermer dans une boîte pour les rendre invisibles et ne pas être dérangés : les banlieues et le communautarisme, les malades incurables, les familles en crise, les personnes ayant un handicap. Tous ces lieux qui dérangent nos petites vies confortables et nous font peur car, qui sait, cela pourrait nous arriver un jour…

Ces lieux de fragilité (et nous sommes tous des êtres fragiles) attendent une vraie parole de confiance, une parole qui incite à avoir confiance dans le fait qu’avec le Christ nous pouvons triompher de la mort, toujours : « laissons les morts enterrer leurs morts » : après un deuil, après une épreuve, quelle que soit notre situation, notre vie ne s’arrête pas là et peut refleurir, s’ouvrir à nouveau. Jésus, vainqueur de toute mort, nous y accompagne et vient redonner un sens à notre vie à chaque fois que nous tombons.

Ainsi, sans vouloir résoudre en quelques instants les questions de toute notre vie, regardons néanmoins les choix importants que nous avons faits dans notre vie ; ces choix fondés sur l’amour, la foi et l’espérance, et auxquels le Christ a pris part, par le signe visible de son Eglise : notre décision de nous marier, d’être ordonné (prêtre, diacre), notre engagement dans la vie religieuse, notre décision de recevoir le baptême ou de le confirmer.

Est-ce que cette décision a eu le retentissement qu’elle doit avoir en profondeur ? Est-ce qu’elle a changé ma vie ? Est-ce qu’elle a porté du fruit ? Peut-elle en porter d’autres encore ? Suis-je allé jusqu’au bout de ces choix ?

En d’autres termes, ai-je encore le regard en arrière bien qu’ayant posé la main sur la charrue ?

Soyons des êtres entiers, unifions toutes les composantes de notre être et orientons-les vers Celui qui vraiment nous donne vie et nous rend libre.

Oui, marchons sous la conduite de l’Esprit-Saint, l’Esprit de liberté, l’Esprit de Vérité, qui donnera à notre vie l’ampleur et toute la fécondité que Dieu, par amour, nous offre d’avoir.

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