Un de mes vieux amis aime bien discuter de questions d’église, de liturgie, de foi. Il y a quelques jours, j’ai eu une discussion avec lui sur divers aspects que le concile Vatican II avait rénové en matière liturgique : la concélébration, l’usage du latin et de la langue française, beaucoup de sujets pour lesquels le concile a remis entre les mains des évêques le pouvoir de décision au lieu d’imposer de manière centralisée des règles uniformes. Face à cette capacité d’adaptation donnée aux évêques, mon ami m’évoquait une règle (un « canon » en langage technique) selon lequel « personne pas même un prêtre, ne peut ajouter ni retrancher quoi que ce soit à la liturgie », voulant ainsi me montrer que l’Église allait dans une voie erronée.

Il se trouve que certains des points sur lesquels mon ami et moi avions un débat amical sont fréquemment mis en avant par les anciens catholiques qui ont quitté l’Église pour suivre Mgr Lefebvre (ce qui n’est pas le cas de mon ami) afin de soutenir que l’avant-concile était plus dans la vérité que l’après-concile.

Vous comprendrez que j’ai souri en découvrant la discussion théologique que Jésus entretient dans l’évangile d’aujourd’hui, car j’ai trouvé qu’il y avait une similitude amusante (toutes proportions gardées) avec la conversation que je venais d’avoir.

Nous connaissions les pharisiens ; voici qu’une nouvelle race de religieux apparaît ici : les Sadducéens. Les Sadducéens, c’étaient des juifs plutôt des aristocrates mondains, en charge de toute l’administration du Temple de Jérusalem. Une grande partie du sanhédrin, le conseil qui a condamné Jésus à mort, était d’ailleurs constituée de sadducéens. Ils fondaient toute leur doctrine sur l’écriture sainte (la torah) et refusaient la tradition orale, à la différence des pharisiens qui, eux, acceptaient des ajouts de règles non mentionnées dans la loi. Ils se focalisaient sur le « canon » des Écritures juives. Or ce canon juif ne mentionne pas explicitement l’immortalité de l’esprit. C’est pourquoi ils refusaient de croire à la résurrection des morts qu’ils considèrent comme une invention. Pour eux, lorsqu’on meurt, on descend au Shéol, un lieu souterrain sombre et lugubre. Point barre.

Bref : les Sadducéens sont un peu les fondamentalistes de la loi juive. Ils tendent à s’enfermer dans un système de pensée qui fonctionne en vase clos.

Dans ce passage d’évangile, ils prennent au pied de la lettre la prescription de la loi juive que l’on trouve dans le livre du Deutéronome (on l’appelle la loi du « lévirat ») qui prévoit que lorsqu’un homme juif marié meurt sans avoir de fils, son frère (s’il habite sous le même toit) doit épouser la veuve. A la base, il y a une idée juste : au-delà de la perpétuation du nom, il s’agit d’assurer la subsistance de cette veuve qui, ayant perdu son mari, n’a plus rien pour vivre. Si elle avait un fils, c’est lui qui s’occuperait d’elle. Mais s’il n’y en a pas, la solidarité familiale prend le relais. C’est une sorte d’assurance veuvage… C’est d’ailleurs aussi pour que sa mère puisse vivre que, sur la croix où il va mourir, Jésus dit à Jean « voici ta mère » en présentant Marie, veuve de Joseph.

Ici, cette loi du lévirat est illustrée par cette femme qui se retrouve mariée 7 fois à 7 frères qui meurent à chaque fois rapidement et sans enfants. Cette histoire semble un peu ridicule voire risible, mais c’est simplement un moyen pour les Sadducéens de pousser leur raisonnement jusqu’au bout. En fait, qu’il y ait 2 maris successifs ou 7 ne change rien à la question de fond… hormis le fait qu’on pourrait se dire que cette femme avec ses sept maris porte vraiment la poisse et qu’on peut imaginer que, lorsqu’elle arrivera au ciel, aucun des 7 maris qui l’ont précédée ne voudra la reprendre pour femme !

En réalité, les Sadducéens se fichent pas mal de la réponse de Jésus. Ils essaient de le prendre à défaut et de ridiculiser sa croyance dans la résurrection. Mais Jésus va bien retourner la situation et sa réponse est riche d’enseignement pour nous.

Jésus nous dit : oui les morts reviendront à la vie ; oui, nous rejoindrons les anges dans la vie éternelle auprès de Dieu. Mais la vie dans l’au-delà ne sera pas une simple reconduction de notre vie terrestre. ; nous ne sommes pas dans un jeu vidéo genre : « Game over, play again ».

Chaque dimanche dans le Credo, nous proclamons : « je crois en la résurrection des morts et en la vie du monde à venir ». Qu’est-ce que ça signifie « ressusciter d’entre les morts » ? Qu’est-ce qu’il y aura « après » la mort ? Comment sera notre corps ? Aurons-nous les mêmes infirmités ? Autant de questions difficiles, et parfois fantasmées. Nous sommes dans le domaine de la foi ; mais nous avons des éléments de réponse parfaitement fiables puisque nous avons un exemple de personne ressuscitée pour toujours : Jésus ! Observons-le : il a le même corps avec les marques des clous, il mange du poisson grillé au bord du lac de Tibériade … et pourtant ce n’est pas tout à fait le même : quelque chose a changé : il passe au travers des portes fermées, les disciples d’Emmaüs ne le reconnaissent pas, il s’élève au ciel.

En réalité, le corps de Jésus est resté le même et en même temps n’est plus tout à fait le même … et c’est d’une importance capitale : c’est un corps glorieux, un corps glorifié que Jésus montre désormais, un corps libéré des contraintes du temps et de l’espace ; mais cela reste son corps : il reste lui-même. C’est bien lui ! Ce n’est pas une autre personne.

De même, notre personne est constituée non pas seulement d’un corps, non pas seulement d’un esprit, mais justement des deux. Sans principe de vie, sans esprit, notre corps n’est qu’un amas de cellules ; sans corps, nous ne sommes que des anges et pas des hommes. Notre personne n’est vraiment ce qu’elle est que parce que nous sommes les deux. Il n’est pas juste de dire « j’ai un corps » ; non : ce qui est juste, c’est de dire « je suis mon corps ».

Ce corps si encombrant parfois, ce corps que l’on traine dans notre vieillesse, ce corps qui fatigue, ce corps limité, ce corps, c’est moi ! Lorsque mon corps me fait mal, c’est toute ma personne qui a mal. Lorsque je donne mon corps, c’est moi que je donne.

Je ne suis pas qu’un corps, mais ce corps, c’est quand même moi ! Lorsque je ressusciterai, ce sera aussi avec mon corps glorifié, comme « chargé » de l’amour du Père. Ce ne sera pas une réincarnation dans un corps jetable et sans intérêt.

Vivre après la mort, ce n’est pas jouer les prolongations éternelles. Lorsqu’on voit les difficultés de la vie, vivre la même chose toute l’éternité, ce serait sans doute désespérant ; et d’ailleurs, quelqu’un disait très justement : « l’éternité, c’est long, surtout vers la fin ». La vie après la mort verra notre corps transformé et en même temps dans la continuité : nous sommes dès maintenant appelés à être éternellement vivants auprès de Dieu. Dès aujourd’hui, nous vivons la promesse d’une Alliance éternelle d’amour scellée entre le Père et ses Fils, entre Dieu et nous ; une alliance que Jésus est venu nous garantir par son incarnation et sa résurrection.

Et cette alliance est pour tous, que l’on soit marié ou non. Lorsque Jésus dit : « Les enfants de ce monde se marient » « En revanche, ceux qui ont été dignes du ciel ne se marient pas », il ne dit pas que seuls ceux qui ne sont pas mariés sont admis au ciel. Il dit que ceux qui entrent dans la vie éternelle ne se marient plus dans le ciel. La vie éternelle ne se passe pas dans les mêmes conditions que celles que nous connaissons pendant notre vie terrestre. Le mariage c’est quelque chose que Dieu donne pour la terre, pas pour le ciel. Le mariage est un moyen offert par Dieu aux hommes pour, sur terre, donner la vie mais aussi se soutenir et s’entraider. Mais au ciel, Dieu sera notre soutien ; les époux n’auront plus besoin de leur soutien réciproque et exclusif.

Pour autant l’amour que les époux se sont portés n’est ni perdu ni ne disparaît : il est transformé, élargi, dépouillé de toutes les limites qui restreignaient sa manifestation (fini les malentendus, les incompréhensions, les jalousies, les rivalités, les replis sur soi, les blessures de l’amour). Rien n’est perdu car l’amour des époux n’est pas un amour au rabais : c’est un amour vrai par essence, un reflet à la petite échelle de notre condition humaine de l’amour suprême et cosmique de Dieu. C’est exactement parce que l’amour des époux est un reflet de l’amour de Dieu que le mariage est un sacrement, une manifestation visible d’une réalité invisible. Au ciel, nous goûterons à cette réalité qui pour le moment n’est pas encore visible pour nous dans toute sa plénitude et dans toute son intensité.

Alors, merci aux Sadducéens pour cette question tordue, car elle nous permet d’aborder notre vie d’aujourd’hui sous un autre angle. Ce que nous voyons n’est que le tout petit bout de l’iceberg d’amour que Dieu nous porte et auquel notre vie contribue déjà à sa mesure. Alors, ne nous limitons pas : aimons ! Aimons généreusement, avec toutes nos composantes et toutes nos facultés ! Les pas que nous faisons sont nos premiers sur le chemin d’une éternité d’amour.

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